CONTES CRUELS

"IL FAUT TOUJOURS QU'UNE PORTE SOIT OUVERTE OU FERMEE" (A. DE MUSSET)

Dans le taxi qui la ramène chez elle, Marge regarde avec perplexité l'homme brun à la barbe éparse, qui partage la même banquette qu'elle. Tout aussi épars, le peu de cheveux qui pointent sur son crâne et qu'elle aimerait resemer. Accaparée par l'angoisse issue du fruit du hasard et de leur recontre, elle entortille ses mèches raides avec frénésie. La radio la sauve légèrement d'une conversation bredouillante qu'elle peine à alimenter. Bob, tout aussi embarrassé que sa voisine, cherche une solution pour sortir du taxi sans avoir l'air de l'humilier : il regarde son téléphone, comme s'il avait reçu un message, puis fait mine d'écouter sa messagerie. Une idée lui vient : il pourrait dire qu'il va finalement rejoindre des amis et rentrer seul à Gare de l'Est. Certes, il ne serait pas aisé de trouver un autre taxi à trois heures du matin et il est fatigué, ses jambes sont rompues. Une chanson lui traverse la tête, "Run, run, run..." Drôle, d'avoir proposé à Marge de partager le taxi, car, si elle lui a plu au premier abord, la jeune femme aperçue dans la boîte de nuit est devenue une étrange créature aux cheveux raides et presque gras, dont la peau luisante reflète avec mépris les lumières ocres de la ville, dans la béance de ses pores entrouverts. Ou est-ce seulement la lune qui la défigure ? 

Le cuir colle à la peau moite de Serge. L'homme renfrogné s'est assis sans broncher dans la salle d'attente du Docteur Van Butten, horrifié par le monde qui s'y trouvait. Le bermuda n'est pas un bon choix : et si un parasite colonisait sa peau ? Un enfant roux et morveux, agité, les joues rosies par une fébrile poussée de dents, cogne des jouets en bois sur le tapis, près de la cheminée. Sa mère est à ses côtés, elle tente de contenir les dandinements de son bébé emmaillotté comme un pingouin. Serge pense aussi à tous les microbes de tous les enfants qui entrent dans cette salle d'attente. Ils doivent se promener entre les roues des jouets et les cubes en bois. Quelqu'un pense-t-il à les désinfecter ? Les poignées, au moins ? Les banquettes, peut-être ? Des gouttes de sueur, des gouttes de panique moite plus exactement, tombent sur le parquet. L'enfant, de ses gazouillis, couvre leur bruit de robinetterie. Serge, honteux et crispé, soulève ses cuisses de la banquette pour laisser passer un peu d'air.  Son existence, ainsi coulée sur le siège en cuir, semble se figer pour l'éternité. Bientôt, le docteur va ouvrir la porte et le sauver.  

Au nom de quoi t'est-il permis de m'infliger le bruit crispant de ta mâchoire enrayée de pop-corns caramélisés  De m'envoyer les grossières effluves de l'arôme artificiel de tes fraises gélifiées ? Hollywood Boulevard dans ta face, si je pouvais. D'un coup de pied, tu te retrouverais accroché aux montagnes sacrées, à te cramponner aux étoiles, entaillé par la faux d'un croissant dégoulinant. Le coeur au bord des lèvres, je cherche furtivement des yeux une autre place. Le constat est implacable : la salle est bondée et je suis coincée tout devant, entre deux voisins qui mâchonnent et croustillonnent. Un coup d'oeil sur la salle derrière moi : horreur et tremblements, des mains bruissent de toute part, des papiers sont froissés et la salive apprivoisée par l'acidité sucrée fait s'agiter des centaines de doigts dans de tremblants paquets.

Le taxi traverse le Pont de l'Alma, et, hélas, trois fois hélas, un inconnu s'est invité sur la banquette : le romantisme. Cet encombrant individu presse Marge de coups dans les côtes. Alors, une fois devant chez elle, elle avancera une migraine et l'urgence d'aller se coucher. Elle aurait dû rentrer en marchant, quoiqu'un bref coup d'oeil sur ses pieds meurtris par de hauts talons lui fait comprendre que c'est la sagesse qui a parlé, plus que la stupidité. Cette cruche avec son chandail rose à grosses mailles (héritage de Mamie ? Farfouille à Emmaüs ?), qui lui donne des airs de vieille institutrice effilochée, comment réagirait-elle si Bob lui disait qu'il fallait qu'il s'arrête à mi-parcours ? Des vers cognent aux tempes de Marge : "Fuir, là-bas fuir ! Sentir que les oiseaux sont ivres". Et puis, un éclair : " Marge, je me suis trompé, je dois descendre à Concorde, des amis m'attendent. J'espère que ça ne t'embête pas de terminer la course toute seule." Une porte se referme et c'est  l'horizon qui s'ouvre de nouveau. 

Un autre coup d'oeil vers le néon vert signale une sortie de secours. Mais je m'enfonce masochiquement dans mon piège, entourée de mains fureteuses et de bouches frénétiques. J'ai moi-même les pupilles agitées par les pixels : des expériences sensorielles dans ce genre, ça vous ruine un tempérament lyrique, ça vous décroche un coeur de sa lune ! C'est seulement deux heures de dolby-surround et de caméra embarquée plus tard, que je me précipite vers la sortie. Je joue des coudes, me faufile et lâche la lourde porte sur la personne derrière moi. Soulagement. L'air de Paris, comme il est pur. 

Les autres patients ont aussi l'air de trouver le temps long. Ils regardent leur téléphone ou feuillètent des magazines. La porte s'ouvre et chacun espère que c'est pour lui. Serge continue de penser aux microbes qui envahissent la salle d'attente et sa phobie prend une telle ampleur que ses mains deviennent moites. Il a maintenant peur de serrer la main à Van Butten, il veut aller se rafraîchir aux toilettes, mais sa peau colle de plus belle sur la banquette en cuir. Quand soudain : "M. Serge Hamib, c'est à vous." On peut fuir de nombreuses situations, mais pas son nom. 

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